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Toujours enfermés dans l’étroit cagibi, Bill Ballantine et Sir Archibald Baywatter avaient attendu dans l’anxiété, se demandant si Morane allait parvenir à mener à bien la dangereuse mission qu’il s’était lui-même assignée. Au bout d’un temps plus ou moins long, ils avaient entendu eux aussi le mugissement d’une sirène de police, qui se rapprochait rapidement.
— Le commandant a réussi ! s’était exclamé Bill. Dans le noir, le chef du Yard sourit.
— Il réussit toujours, avait-il murmuré.
De partout à présent montaient des bruits de sirènes qui, toutes, convergeaient vers l’habitation de Sir Archibald. En même temps, de longs piétinements se faisaient entendre de l’autre côté de la porte.
— On dirait que l’ennemi quitte les lieux, remarqua Ballantine.
En effet, le piétinement refluait à travers les combles, pour décroître, s’éloigner dans les escaliers, se perdre dans les profondeurs de la maison et, enfin, cesser complètement.
— Ils semblent avoir obéi à un ordre, constata à son tour Sir Archibald.
Le bruit des sirènes montait, de plus en plus strident. Elles entourèrent bientôt la maison, puis elles se turent. Un énorme silence succéda. Bill fit mine de déplacer les madriers bloquant la porte.
— Je crois que nous pouvons y aller à présent, dit-il. Mais Sir Archibald l’empêcha d’achever son geste.
— Attendons encore un peu… Mieux vaut être sûrs… Déjà, des bruits de course emplissaient la bâtisse, des appels montaient.
— Commissaire !… Commissaire !…
Bientôt, ils retentirent dans le grenier et, sans plus attendre cette fois, Bill déplaça les deux madriers. On avait fait de la lumière dans les combles, que des policiers en uniforme et en civil emplissaient maintenant. L’un d’eux s’avança vers Baywatter et interrogea :
— Pas de mal, sir ?
L’interpellé secoua la tête.
— Pas de mal, Maynard… Et, aussitôt, il enchaîna :
— J’étais sûr que vous viendriez… Cette communication brusquement coupée vous aura paru louche, n’est-ce pas ?
L’inspecteur Maynard secoua la tête.
— J’ai cru à un mauvais contact au standard et, comme je vous avais dit tout ce que j’avais à vous apprendre, je n’ai pas cru bon de vous ressonner… Surtout qu’on m’appelait au même moment sur une autre ligne… Non, c’est le commandant Morane qui a averti la centrale… Toutes les voitures de patrouille ont aussitôt été alertées…
— Le commandant Morane ? fit Ballantine. Je ne le vois nulle part… Pourquoi n’est-il pas avec vous, inspecteur ?
— Quand nous sommes arrivés sur les lieux, nous ne l’avons pas aperçu… Nous avons cru qu’après le départ de vos adversaires, il était venu vous rejoindre…
— Nous ne l’avons pas aperçu davantage, dit Sir Archibald. Faites-le chercher dans les parages…
L’inspecteur Maynard lança des ordres aux constables qui les entouraient, puis les trois hommes quittèrent les greniers. Çà et là, dans les escaliers, des corps d’Asiatiques gisaient.
— Vous avez fait un beau carnage, commissaire, dit Maynard.
Baywatter eut une grimace.
— Nous avons été obligés de nous défendre jusqu’à nos dernières cartouches… Si nous ne l’avions pas fait, nous aurions été massacrés… Nous n’avions guère le choix…
Des constables inspectaient les corps. L’un d’eux déclara :
— Ils ont tous une marque au fer rouge sur la poitrine…
— … Et sans doute leur trouverez-vous aussi des traces d’opérations récentes, compléta Sir Archibald.
Il se tourna vers Maynard, pour continuer :
— Il faut que les restes de ces malheureux nous apprennent ce qu’ils peuvent éventuellement nous apprendre. Bien sûr, ils n’ont pas de papiers, mais il y a les autopsies, les analyses… Que rien ne soit négligé…
Les deux policiers et Bill Ballantine avaient atteint le vestibule d’entrée où, comme partout ailleurs dans la maison, les enquêteurs s’affairaient.
— Je ne pense pas, commissaire, dit pensivement Maynard, que ces morts nous apprendront quelque chose. Si, comme les deux hommes qui, cette nuit, ont attaqués le commandant Morane et Mr. Ballantine dans Soho, ceux-ci portent des traces d’interventions chirurgicales récentes, cela ne nous dira pas le pourquoi de ces opérations…
— Tout ce dont nous pouvons être certains, fit Sir Archibald, c’est qu’il s’agit là de quelque nouvelle diablerie de Ming…
À ce moment, plusieurs constables firent irruption dans le vestibule. Ils se dirigèrent aussitôt vers Baywatter et l’un d’eux déclara :
— Les recherches continuent mais, jusqu’à présent, le commandant Morane n’a pas encore été retrouvé… Tout ce que nous avons découvert, c’est ceci…
Au creux de sa main, l’agent montrait une petite torche électrique, que Bill Ballantine reconnut aussitôt.
— C’est la lampe du commandant !… Où l’avez-vous trouvée ?
— À terre, de l’autre côté de l’avenue, expliqua le policier. À proximité d’une cabine téléphonique.
— C’est de cette cabine que, suivant mes renseignements, Bob devait appeler le Yard, dit Sir Archibald. C’est donc sans doute après avoir téléphoné qu’il a perdu cette lampe, donc en sortant de la cabine…
Une inquiétude de plus en plus grande se lisait sur le large visage de Bill Ballantine.
— Et vous n’avez pas trouvé traces du commandant Morane lui-même ? interrogea-t-il à l’adresse de l’agent.
— Pas la moindre trace, fut la réponse.
— Pas traces de lutte, non plus ? demanda à son tour Baywatter.
— Rien, sir…
Le commissioner et Bill échangèrent un long regard, chargé d’anxiété.
— Le commandant n’est quand même pas homme à se laisser emporter par un courant d’air ! finit par exploser Ballantine.
— Toujours est-il qu’il a disparu, trancha Sir Archibald.
S’adressant aux policiers qui l’entouraient, il ordonna aussitôt :
— Continuez les recherches dans les parages… Puis, se tournant plus directement vers Maynard :
— Faites diffuser le signalement du commandant Morane à toutes les patrouilles, avec ordre de communiquer tout fait suspect pouvant le concerner… Il faut à tout prix qu’on le retrouve…
« Le retrouver ? pensa Bill, qui connaissait bien son ami. Comme s’il n’était pas assez grand pour se retrouver tout seul… s’il est encore en vie… »
Quand Bob Morane reprit ses sens, il eut l’impression d’avoir dormi cent ans. Il était à ce point courbatu qu’il n’eût pas été étonné si on lui avait appris qu’il venait d’être enfermé dans une batteuse à blé. Sa nuque surtout lui faisait mal, et il se souvint tout à coup d’avoir été frappé.
« Décidément, songea-t-il, l’Ombre Jaune possède la science des atémis comme personne… et s’il m’a frappé avec sa main d’acier ! »
Il jeta un coup d’œil au cadran lumineux de sa montre-bracelet, et il se rendit compte que deux heures environ s’étaient écoulées depuis qu’il avait été assommé.
« Diable, pensa-t-il encore, Monsieur Ming a bien fait les choses… »
Lentement, ses yeux s’habituaient à la demi-obscurité régnant autour de lui. Il se trouvait étendu sur le plancher, dans une vaste salle nue, aux murs de briques crues. La seule lumière qui y parvenait provenait d’une porte dépourvue d’huis donnant, semblait-il, sur un couloir en contrebas. Une odeur forte d’humidité, de moisissure y régnait, écœurante.
Morane ne se demanda même pas où il se trouvait, car il n’aurait pu donner de réponse à cette question. Tout ce dont il pouvait être certain, c’était de se trouver au pouvoir de l’Ombre Jaune.
Il voulut se redresser, malgré sa faiblesse, contre la muraille à laquelle sa nuque était appuyée. Une légère douleur au bras droit le fit grimacer. Une douleur suffisamment caractéristique pour lui faire comprendre qu’on lui avait fait une piqûre. Il sut alors pourquoi il était demeuré inconscient pendant deux heures. Si Monsieur Ming l’avait frappé assez fort pour lui faire perdre toute notion durant un temps aussi long, il était probable qu’il en serait mort.
Rapidement, grâce à la puissance de récupération qui, si souvent, l’avait servi, Morane recouvrait toute sa lucidité. En même temps, une nouvelle question s’imposait à son esprit : comment parvenir à fuir ? Bien sûr, il était libre de ses mouvements, mais il lui faudrait trouver le moyen de quitter les lieux, ce qui serait sans doute le plus difficile, car on n’échappe pas ainsi à l’Ombre Jaune.
De toute façon, Bob ne devait pas avoir le loisir de fignoler en esprit ce plan d’évasion car, au-delà de la porte éclairée, des pas retentirent, puis deux silhouettes humaines apparurent et pénétrèrent dans la pièce. Morane, doué de nyctalopie, y voyait assez bien dans la pénombre, et il reconnut aisément deux Asiatiques vêtus de noir, semblables à ceux auxquels il avait eu affaire déjà au cours de la nuit. Quand ils furent près de lui, il se rendit compte qu’ils tenaient de longs coutelas.
« Vont-ils me saigner tout de suite ? » se demanda-t-il.
Il n’en fut rien. Un des hommes lança, sur un ton guttural, un ordre dans une langue que Bob ne comprit pas mais qui devait être du chinois archaïque. Le ton seul le renseigna et il comprit qu’on lui ordonnait de se lever. Il avait recouvré une partie de ses forces et, s’appuyant à la muraille, il parvint à se remettre debout.
— Que me voulez-vous ? interrogea-t-il plus pour dire quelque chose que dans l’attente d’une réponse.
Un des hommes le saisit par le revers de son vêtement et le décolla du mur auquel il demeurait adossé.
En même temps, on lui lançait un nouvel ordre, dans la même langue incompréhensible que précédemment. Cela devait dire quelque chose comme « Avancez ! » car, en même temps, on lui collait la pointe d’un couteau au creux des reins et on le poussait en avant.
Même dans l’état de faiblesse relative où il se trouvait, Morane aurait sans doute pu venir à bout des deux Asiatiques, mais il devinait que tout ne serait pas aussi simple. Qu’arriverait-il ensuite ?… Il préféra remettre toute action à plus tard.
On l’avait poussé vers la porte. Il dut descendre quelques marches boiteuses, longer un passage, davantage boyau que couloir, aux murs suintants et éclairé par une ampoule poussiéreuse suspendue au plafond comme une grosse araignée phosphorescente à son fil. On dut encore descendre quelques marches, pour déboucher dans une seconde salle aux murs de briques nues, assez semblable à celle que l’on venait de quitter, mais qui s’en distinguait cependant par un détail précis : au centre, une table était dressée, derrière laquelle se trouvait assis un homme éclairé par une lampe de bureau à bras articulé, d’un modèle assez ancien, et qui était la seule source de lumière éclairant la pièce, dont les murs et les recoins les plus reculés demeuraient plongés dans la pénombre. Seul, le personnage assis derrière la table était éclairé en plein. Aussitôt, Bob Morane le reconnut.